Le voyage chamanique au tambour Des traditions mongoles aux thérapies du troisième millénaire...1/8/2023 Dans le chamanisme occidental, riche de multiples cosmologies syncrétiques, hybrides et multiculturelles, l’apprenti se construit son propre monde par une succession d’interprétations de ses expériences cognitives, perceptuelles et somatiques qui le fabriquent en tant que « chaman ». Les stages, initiations et diverses expériences tendent à la fabrication de ce corps chamanique, pour soi et au regard des autres, capable de se mettre en contact et d’interagir, dans une relation volontaire et maîtrisée avec l’invisible, mondes-autres vécus comme extérieurs ou intérieurs à soi, parallèles, subtils ou faisant partie d’une intériorité élargie.2Le voyage au tambour est caractéristique d’un chamanisme nord-asiatique (Sibérie-Mongolie) que l’on nomme « chamanisme à tambour » en opposition à un « chamanisme à psychotropes », utilisant des plantes pour ouvrir les perceptions (ayahuasca, peyotl, iboga…). Le voyage est en principe celui du chamane qui, chevauchant son tambour comme une monture, va dans l’autre monde à la rencontre des esprits avec lesquels il va négocier la chance, la santé et la prospérité de ses clients. En Mongolie, le chamane confirmé est appelé « chamane à cheval », celui qui chavauche un tambour, version avancée du « chamane qui marche à pied », c’est-à-dire, celui qui joue de la guimbarde en attendant de recevoir officiellement son tambour des mains de son maître initiateur. Le rôle du tambour est central dans le chamanisme nord-asiatique, l’objet est respecté : on ne saurait le poser au sol, le bousculer ni le prêter, il est « animé », donc vivant pour ceux qui s’en servent, il est monture, vaisseau, moyen de transport… une longe est dessinée sur son flanc et des chevrons indiquent la colonne vertébrale de l’animal. Dans sa partie creuse, il est réceptacle des entités et objets invisibles, dont le chamane fait l’extraction, déblaye et nettoie son patient, il s’en sert comme d’un récipient qu’il ira vider au loin ou qu’il fait mine de jeter par la porte de la yourte. En contact direct avec les entités spirituelles qui vont l’aider dans sa mission, le chamane va volontairement dans leur monde négocier au mieux les intérêts de ses patients. C’est cette habilité, contrôlée et maîtrisée du voyage volontaire et autonome qui fait du chamane l’intercesseur privilégié entre les mondes. Son pouvoir vient de cette faculté à voyager à sa guise et à s’ouvrir à des perceptions que les autres n’ont pas. De la peur qu’il suscite aussi : toujours à la marge, entre le visible et l’invisible, la transe qui lui ouvre les portes de la perception est vue comme transgressive, sauvage et libre, donc potentiellement dangereuse pour l’ordre établi. Le son, porte du monde invisible Dans sa conception musicale, le son est la porte du monde invisible, les percussions sont les appels du chamane et les messages des esprits, les vibrations sont bénéfiques et curatives. Le chamane joue littéralement du tambour sur ses clients qui sont enveloppés, touchés, traversés par les vibrations de la peau tendue de l’animal. Cette peau, plus ou moins travaillée selon les cultures, qu’il faudra chauffer au feu pour la retendre, renforce l’aspect vivant de l’objet. Le tambour sonne différemment, même parfois faux, comme un vieux carton, selon l’humidité du lieu ; et quand la peau est bien tendue et chauffée, la vibration a une réalité tangible qui se ressent très profondément dans le corps. Costume, objets, tambours, chants, percussions, tout le décorum, artefacts et performances sont là pour matérialiser cette communication avec l’autre monde des non-humains ; tout cela consiste à rendre visible l’invisible, à prendre conscience de cette autre dimension, la concevoir, lui rendre un culte et cristalliser dans ces actions et objets des intentions particulières (prières, vœux, engagement, parcours initiatique, vécu personnel). Ces artefacts sont « intentionnels » et évolutifs, loin d’être fixés dans leur production, ils sont en perpétuelle construction et racontent l’histoire du chamane, sa biographie mais aussi le processus même de son initiation. Ce n’est pas un objet biographique, mais véritablement un objet hagiographique co-construit avec les entités spirituelles et les divers contacts et communications engagés avec l’autre monde. L’objet n’est pas dissociable d’un parcours singulier, d’une narration qui met en scène le parcours initiatique du chamane, ses visions, ses rêves, ses ancêtres, ses souffrances… Donc, en termes d’écriture, ces artefacts sont en soi des narrations. Ces objets que j’appelle « artefacts intentionnels » sont produits intentionnellement dans un cadre thérapeutique ou initiatique dans lequel l’agent fabricant insuffle de ses prières, mais aussi de son parcours. Objets intentionnels qui condensent les intentions du chamane, sa vie, son œuvre et le processus de son initiation, l’objet devient objet mémoire de toutes les expériences vécues dans le corps et extériorisées : ce qui donne corps au sacré devient objet de transfert de l’expérience. Dès les années 1960, des études scientifiques sont entreprises : Andrew Neher, « A Physiological explanation of unusual behavior… relate des expériences menées en laboratoires autour des stimulations auditives et visuelles, soit avec des percussions, soit avec des stimuli de lumières flash. Il note que l’on peut activer de larges zones d’unités sensorielles autant avec des tambours qu’avec des lampes flash en stimulant l’oreille ou la rétine, en rythme. Un seul battement de tambour comporte plusieurs fréquences, donc plusieurs battements « enveloppent » la personne dans un bain de fréquences multiples qui vont agir à des niveaux différents. Pour lui, ce n’est pas le rythme qui compte, car si on utilise un clic ou un ton unique, les effets sont peu probants. Le tambour avec ses multiples fréquences touche une aire plus large dans le cerveau, les stimulations touchent plusieurs nerfs et se faufilent plus largement. Les expériences en laboratoires montrent que les mêmes effets sont attendus avec des stimulations lumineuses : activité électrique augmentée dans le cerveau, perceptions inhabituelles, contractions musculaires chez certains, mouvements du corps… et les résultats des expériences qui avaient été faites à partir des stimulations lumineuses sont étendus aux stimulations avec tambour. 6Les chercheurs se demandent aussi si le schéma comportemental en réponse à ces stimuli dépend des cultures auxquelles appartiennent les « cobayes ». Les résultats montrent que, quelle que soit la culture d’origine, l’individu ajuste sa réaction selon les bénéfices qu’il en retire, si cela lui est agréable ou pas. On peut en déduire que puisque les notions d’agréable, de confort et de bénéfices retirés dépendent de notre éducation, des normes véhiculées par notre société et de l’inconfort inhérent à la prise de conscience du regard de l’autre, le lâcher-prise menant à la transe est potentiellement accessible à tous, mais se contrôle inconsciemment ou pas selon l’image que l’on a de soi. D’autres se posent la question de l’hérédité : la sensibilité au flash light semble suivre des schémas familiaux, de transmission génétique, donc il y aurait des familles plus sensibles aux stimuli que d’autres. Ces expériences pionnières posaient déjà les jalons d’une thérapie possible par la transe du fait que nous sommes tous potentiellement aptes à vivre des états modifiés de conscience et que, de façon héréditaire, certaines familles sont plus sensibles aux stimuli. Se pourrait-il que dans certaines cultures, ces facultés aient été plus encouragées que dans d’autres, donc plus facilement transmises génétiquement, alors que dans les sociétés occidentales et judéo-chrétiennes, au contraire, ces mouvements intérieurs et extérieurs ont été plus généralement refrénés ? Aujourd’hui, une multitude de terrains ethnographiques montrent des situations d’initiation interculturelle dans lesquelles les comportements des initiés répondent aux attentes indigènes quel que soit l’individu engagé dans une telle démarche. La réalité cérébrale de la transe Corine Sombrun, une des premières françaises à avoir été initiée au chamanisme mongol avec transe au tambour, témoigne de ce phénomène : il a fallu qu’elle dépasse son « entraînement » traditionnel pour entrer en transe sans son tambour et se soumettre aux appareils de mesure. « Maintenant mon cerveau connaît le chemin » dit-elle. Elle a ainsi pu participer au programme d’étude du professeur Flor-Henry et son équipe de l’Alberta Hospital d’Edmonton au Canada Pierre Flor-Henry, Yakov Shapiro & Corine Sombrun, « Brain…. Pendant plusieurs années, elle a été initiée par une chamane mongole et a poursuivi son apprentissage de la maîtrise de la transe. Depuis le jour où elle a tapé sur son premier tambour et hurlé comme le loup qu’elle voit en vision, elle est passée par différentes phases d’adaptation de sa pratique. La chamane mongole Enkhetuya lui a donné les clefs du chamanisme mongol que Corine a su ajuster à ses propres conceptions du monde.
Aujourd’hui, elle réussit à entrer en transe sans tambour ni costume et se prête volontiers à ces expériences scientifiques. L’équipe du professeur Flor-Henry a étudié le cerveau de Corine en état de veille normale tout d’abord, puis en état de transe. Ils ont constaté qu’elle ne souffrait d’aucune pathologie à l’état normal. En revanche, les tracés de l’encéphalogramme en état de transe étaient ceux d’une personne souffrant de schizophrénie, de troubles bipolaires et de dépression grave. Les trois pathologies d’un seul coup. Et puis, retour à la normale, en dehors de la transe. Les chercheurs sont enthousiastes à l’idée de pouvoir observer un aller-retour entre des états normaux et pathologiques, dans le même cerveau et dans un intervalle de temps assez bref. Serait-il alors possible d’envisager un aller-retour en sens inverse ? Si on arrivait à identifier ce processus qui mène d’un état normal à un état pathologique, on pourrait imaginer que des personnes atteintes de troubles pathologiques retrouvent un état normal. Pour l’instant, aucune conclusion ne peut être tirée de ces expériences si ce n’est que l’observation des zones du cerveau activées confirme que la transe active fortement les zones sensorielles perceptives, c’est-à-dire, une stimulation des cinq sens et de l’intelligence perceptive. Ces conclusions, même balbutiantes, prouvent déjà, et c’est une avancée, que le chamane n’est pas seulement un acteur mimant une action culturellement codifiée, mais que la transe a une réalité physiologique et cérébrale tangible. Ces dernières années, il a également été démontré que l’entraînement régulier à la méditation pouvait s’observer objectivement dans le cerveau et même qu’une certaine élasticité du cerveau permettait à celui-ci de se modifier selon les habitudes de son propriétaire. D’autres recherches ont montré que les percussions du tambour, du hochet ou de la guimbarde, comme certaines techniques du corps, permettaient également cet accès à un état de conscience modifiée. Source : Laetitia Merli
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Janvier 2023
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